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J’ai commandé un pichet d’Abricot Brandy Sour à un très gros barman – Par Noémie Doyon

Et je me suis assise sur une grande banquette douze places en cuir. L’endroit était très taverne à l’aube d’un hiver québécois au 19e siècle. Il y avait des chandelles dans des pots Mason. Ça faisait joli.

Le barman était gros parce que le plafond du bar était bas. C’est qu’avec le temps, faute de pouvoir grandir à la verticale, il avait pris de l’expansion sur l’horizontale.

Le mur devant moi était constitué de briques rouges et de briques moins rouges. Au centre, il y avait un petit cadre carré où s’accrochait un petit dessin au crayon de plomb, montrant une femme à moitié nue qui, de ses deux mains, tient les partitions à un singe qui joue de la trompette. Un beau tableau.

Un monsieur ni noir ni blanc avec une petite moustache carrée et sans bière était assis plus loin. Il gardait ses yeux fermés et se berçait sur le trop gros jazz craché par les haut-parleurs.

Une dame ni belle ni laide aux cheveux roux et aux ongles longs s’accoudait au bar. Elle fixait fermement et sans gêne le monsieur à la moustache carrée.

Le trop gros jazz des haut-parleurs s’est terminé sur un solo de trop gros drum et le monsieur à la moustache carrée s’est éveillé. Il a ouvert les yeux, lentement, et a tout de suite senti le regard sur lui. Son visage s’est tourné vers la dame aux cheveux roux et il y eut un temps.

Trois ou quatre instants plus tard, le monsieur a souri et la dame aussi. Il s’est levé, a abandonné son grand manteau noir derrière lui et a marché jusqu’au bar. Il a posé sa main sur le tabouret de la dame et a engagé la conversation, simplement.

LE MONSIEUR

Bonjour, madame.

LA MADAME

Bonjour, monsieur.

LE MONSIEUR

Je vous connais de quelque part. Ai-je tort?

LA MADAME, elle sourit

Non, non, vous n’avez pas tort.

LE MONSIEUR

Mais d’où?

LA MADAME

Il y a cinq ans, j’ai pris le même avion que vous. Nous sommes partis de New York en direction de Montréal. L’attente aux douanes montréalaises avait été interminable. On y passa presque six heures. C’était horrible. Vous vous rappelez?

LE MONSIEUR, se souvient

Oui! Je me rappelle! Je n’ai jamais pu récupérer ma valise, d’ailleurs.

LA MADAME

Eh bien, une fois sortis de l’aéroport, vous et moi, ainsi qu’une trentaine d’autres passagers prenions le même autobus en direction du Reine Élizabeth. Nous étions tous affreusement fatigués et éreintés. Et vous…

LE MONSIEUR

Et j’ai sorti ma trompette.

LA MADAME

Oui! Et vous nous avez joué une de ces pièces. Chacun s’est levé de son petit banc de plastique pour danser avec vous. Le chauffeur a tamisé les lumières. J’ai ouvert les fenêtres. C’était un beau tableau.

LE MONSIEUR

Il y a cinq ans.

LA MADAME

Il y a cinq ans.

LE MONSIEUR

Est-ce que je peux vous offrir quelque chose à boire?

LA MADAME

Bien sûr. Ce soir, c’est du rouge.

Alors, le monsieur a plongé sa main dans sa poche arrière et en a ressorti un petit portefeuille de cuir. Le monsieur a ouvert le petit portefeuille de cuir. Mais il n’y avait rien, dans le petit portefeuille de cuir.

Gêné, le monsieur s’est vite retourné et d’un même élan, est sorti du bar par la seule et unique porte de sortie.

Il est revenu au bout de trois ou quatre minutes, une valise noire à la main. Il a fait signe au gros barman et la musique s’est arrêtée. Il a ouvert la valise noire et l’a posée à ses pieds. De ses dix doigts, le monsieur a pris son instrument.

Et il a joué.

Dieu qu’il a joué.

À la fin de la pièce, il a reposé son instrument dans la valise noire et a ramassé les 83 dollars et quelques sous qui y gisaient aussi.

Il a marché jusqu’au bar, a posé sa main sur le tabouret de la dame et a fait signe au gros barman.

LE MONSIEUR

Un verre de rouge, s’il vous plaît.

LE BARMAN

Tout de suite.

Alexe Raymond, réviseure, raymond.alexe@gmail.com

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