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Si on parlait des allergies comme on parle des oppressions

Quand j’étais petite, j’étais allergique aux œufs. Avec le temps, le hasard a fait en sorte que je ne suis plus allergique aux œufs. Mais je l’ai longtemps été et, pour toutes les personnes allergiques de ce monde, j’ai envie de parler de mon vécu et de comment c’est, avoir une allergie.

J’ai été étonnée de constater à quel point les gens étaient réfractaires à mon allergie.

« On sait ben, avec vous autres, les allergiques, on peut pu rien manger.

C’est juste une question de perception.

Faut séparer l’aliment d’l’allergène : j’aime l’aliment, mais j’suis vraiment contre les allergènes.

Pourquoi faut tout le temps que tu ramènes tout’ à tes allergies ?

J’ai l’droit d’manger c’que j’veux, t’as pas à m’dire quoi manger quand on est ensemble. La liberté d’alimentation, c’est un droit inaliénable. »

C’était très difficile pour les autres, que je sois allergique aux œufs. Assez pour qu’on ait moins envie d’être avec moi.

« T’aurais pas aimé ça, c’était plein d’allergènes.

Tu peux venir, mais c’est à tes risques et périls.

J’vais pas arrêter d’manger des œufs, j’sus pas allergique, moi.

J’avais besoin d’une pause, de pas penser aux allergies, tu comprends?

C’est rien contre toi, ça m’dérange pas, là, qu’tu sois allergique, c’est juste eummm, on est trop différent.e.s. »

Des fois, j’ai aussi besoin d’une pause, de me sentir normal.e, et la seule place où c’est possible, c’est quand je suis seule avec d’autres personnes allergiques.

« Vous pouvez pas demander l’égalité si vous nous excluez.

C’est de l’allergophobie inversée.

Vous faites quoi pour les gens normaux qui sont véganes? Eux aussi, y’ont besoin d’aide.

C’est comme si vous pensiez qu’on était des moins bonnes personnes parce qu’on n’est pas des allergiques.

J’suis pas allergophobe, moi.

Si j’peux pas donner mon opinion, j’m’implique pas.

Vous voulez juste pas être confronté.e.s à des gens qui pensent pas comme vous.

All lives matter! »

Des fois, les gens qui ne me connaissent pas et qui ne savent pas que j’ai une allergie me disent des choses qui me blessent.

« Si y’a personne d’allergique aux œufs ici, j’vois pas pourquoi j’m’empêcherais d’en manger en c’moment.

Haha! Tu manges comme un.e allergique!

C’est tellement plus simple, manger sans allergiques.

Moi, j’pourrais pas être en couple avec un.e allergique, c’est des cas lourds, c’monde-là.

Ark, c’est tellement allergique, checker les ingrédients sur un emballage.

Moi, tant qu’y m’en parlent pas, y’m’dérangent pas.

C’est rendu qu’c’est une mode, être allergique.

Y font ça pour avoir d’l’attention.

Y volent nos jobs. »

Là, je leur dis que j’ai déjà été allergique aux œufs. Soudainement, je ne suis plus la seule à être mal à l’aise.

« Wow! T’as même pas l’air d’une allergique!

J’ai rien contre les allergiques, là, c’est juste que c’est ben compliqué, leurs affaires. Tu peux pu manger c’que tu veux, t’sais…

La secrétaire de mon dentiste, c’t’une allergique, pis j’y dis allô comme à toutes les autres secrétaires, j’suis pas allergophobe, là, eh.

Ma nièce est allergique aux fruits d’mer, p’t-être que t’a connais?

J’ai justement une amie allergique aux kiwis, on devrait vous matcher!

Tu vas pas m’chicaner si j’mange des œufs, eh? »

Certaines personnes voient en moi la confirmation de leurs croyances.

« J’suis tellement content.e pour toi : tu dois être tellement mieux maintenant !

C’est quoi ton truc?

Je l’savais, que c’tait juste une phase…

J’suis sûr.e que t’étais pas si allergique que ça.

Tu vois? Quand on veut vraiment, on peut s’en sortir. »

Plusieurs ont l’âme curieuse.

« Comment tu fais pour dater?

Tes parents y savent-tu?

Si toute la nourriture du monde disparaissait pis qu’y restait juste des œufs, est-ce que t’en mangerais?

T’as-tu toujours su, que t’aimais pas les œufs?

T’as-tu eu des mauvaises expériences avec les œufs?

T’as-tu fait l’opération? »

Y’en a d’autres qui trouvent ça ben drôle, mes allergies.

« Attention, y’a des œufs là-dedans!

Ben non, c’t’une joke.

Voyons donc, c’pas une raison pour cracher d’la bouffe à terre.

Y’avait même pas d’œufs pour vrai.

C’est quoi, tu penses que j’aurais mis des œufs dans ta bouffe? J’sus pas allergophobe, moi.

Pourquoi tu sors ton épipen?

Tu fais un drame pour un rien.

On peut pu rien dire. »

Des fois, je prends de mon énergie et de mon temps pour éduquer les gens. Je leur parle des allergies, je parle des études que j’ai lues, j’ai même un certificat en études allergologiques, j’assiste à des conférences, j’ai la chance d’habiter dans une ville où il y a un groupe d’entraide pour personnes allergiques, mais il semblerait que mon cousin sans allergie, qui ne s’informe pas sur le sujet parce que ça ne l’intéresse pas et qui cite Wikipédia, sait plus que moi quels aliments je devrais manger et quoi faire si j’ai un choc anaphylactique. Même s’il ne sait pas que ça s’appelle un choc anaphylactique et qu’il dit « crise d’allergie ».

Des fois, je parle de mon vécu, parce que je me dis que c’est moins confrontant, « parler au je », et que personne ne peut nier ce que moi je vis. I wish.

« T’es-tu vraiment sûr.e que c’était une crise d’allergie?

T’avais-tu dit que tu voulais pas d’œufs dans ta salade?

J-P c’t’une bonne personne, y’aurait pas fait’ ça.

Y devait penser que t’aimais ça, les œufs dans ta salade.

Y pouvait pas savoir, que t’étais allergique aux œufs!

Tu peux pas t’attendre à c’que tout l’monde devine que t’es allergique aux œufs, c’est toi qui es allergique, c’t’à toi de l’dire. »

Des fois, je parle de comment c’est dur, être allergique aux œufs. J’explique que si c’est lourd pour elles.eux de penser aux œufs quand je suis là, c’est encore plus lourd pour moi d’y penser tous les jours. Que je n’ai pas le luxe de croire que c’est juste une joke. Que ma vie dépend de ma vigilance. Que je n’ai pas choisi d’être allergique, mais qu’il y a des avantages. Que ce n’est pas mieux ou pire que de ne pas être allergique. Que ce qui est dur, c’est de vivre dans une société qui tient pour acquis que personne n’est allergique jusqu’à preuve du contraire. Que j’ai appris à aimer mon allergie aux œufs, parce qu’elle m’a appris à être plus empathique envers les allergies des autres, parce que je suis maintenant excellente dans la planification alimentaire, parce que je vais pouvoir aider plein de jeunes allergiques en leur expliquant ce que j’ai dû apprendre seule et en leur offrant un modèle positif de personne allergique, parce que ça m’a permis de développer ma créativité pour avoir des repas protéinés, parce que j’apprécie chaque bouchée sans œufs en sachant à quel point elle est précieuse.

Des fois, je pense aux personnes qui ont encore des allergies, qui en ont des plus dangereuses, qui sont allergiques aux noix, aux animaux, au pollen, aux médicaments. Je me sens coupable de ne pas faire plus pour elles.eux quand je voulais tellement que les gens non allergiques en fassent plus pour moi. Ça me déchire de ne pas me sentir assez forte pour arrêter de manger des noix, pour me départir de mon chat, pour coller des affiches Flowers Kill partout, pour écrire des pétitions pour que des médicaments antiallergènes soient accessibles à tous et à toutes.

Des fois, j’ai honte de ne plus être allergique. J’ai l’impression que j’ai laissé tomber toutes les personnes allergiques en renforçant les préjugés. J’aimerais ça être encore allergique, juste pour me sentir valide d’être autant blessée par l’allergophobie que je n’arriverai jamais à arrêter de voir, que je ne veux pas arrêter de voir. En même temps, je suis tellement soulagée de ne plus l’être. Pas que les œufs étaient si importants dans ma vie, c’est overrated, les œufs. Je suis rendue végane : j’ai choisi de ne plus manger d’œufs. Le pire, ça n’a jamais été l’allergie elle-même, mais comment les autres, les personnes et le système, me percevaient et me traitaient différemment. Et ça ne s’oublie pas, le sentiment de ne pas avoir le droit d’exister.

Pendant ce temps, mon cousin qui ne connaît personne d’allergique sauf moi mange des œufs tous les jours parce que c’est important pour lui d’entretenir ses muscles et qu’il croit que c’est impossible sans œufs, pense aux allergies les huit jours par année qu’il me voit, et pense qu’il est une bonne personne parce qu’il ne force personne à manger des œufs.

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