Je l’attendais à Berri UQÀM, en face du Archambault, ma petite valise rose à roulettes entre mes jambes, mon téléphone d’une main et une bouteille d’eau dans l’autre. J’attendais une Volks Jetta noire 2006, conduite par une femme, celle qui me servirait de compagne durant le trajet Montréal-Granby…
Elle arrive enfin, cinq minutes en retard, elle se range sur le côté et moi je traverse à la lumière, avec les mille autres piétons. Je me penche à la hauteur de sa fenêtre, elle la baisse et me dit d’un ton surpris :
« T’étais pas un gars? Sur Amigo Express c’était écrit que tu t’appelais Jean-François ».
« Non, c’est mon coloc qui a commandé mon lift, j’m’appelle Noémie. »
« Vivianne. Ça te dérange-tu si j’vais acheter le nouvel album de Jean Leloup? »
« Juste si on peut l’écouter dans l’auto. »
Elle me sourit et revient quelques minutes plus tard avec l’album en main, conservé précieusement dans sa pellicule de plastique.
Vivianne me le fait déballer et je l’insère dans la fente de la radio.
Vivianne, c’est une femme dans la quarantaine, d’une belle apparence qui respire la liberté et expire la sagesse. Elle vit à Rimouski et s’est entichée d’un chanteur britannique qui donnait un spectacle la veille, au théâtre Corona. Elle avait tout le temps du monde d’assister à des spectacles parce qu’elle n’avait plus de travail. Vivianne faisait une pause dans sa vie.
« J’suis divorcée, ma fille est maintenant à l’université, j’n’ai plus à m’occuper d’elle, j’ai besoin de prendre du temps pour moi, de profiter de la vie avant qu’il soit trop tard, j’ai tout laissé tomber, pis là, aujourd’hui, j’suis ici, heureuse, à parler à une belle fille de 21 ans, ahhhh, j’sais pas ce que je donnerais pour ravoir c’t’âge là! »
« T’sais, moi des fois j’me dis que j’aimerais mieux avoir ton âge pis que ça soit plus simple. T’sais, savoir où on s’en va dans la vie, avoir une certaine stabilité qu’on n’a pas à mon âge, j’ai l’impression d’passer ma vie à tourner en rond… »
« Parce que tu crois qu’à 45 ans c’est plus simple? La vie c’est jamais stable, tu sais pas ce qui peut t’arriver demain. Penses -tu que j’avais planifié que j’allais me tanner de ma job v’là 10 ans pis que j’allais me ramasser célibataire? Toi t’es dans la génération que t’as pu à travailler comme une défoncée pour avoir ta retraite à 55 ans, y’en a pu de fonds de pension pis d’retraite! Vous êtes la première génération depuis longtemps à qui ça arrive, vous allez travailler plus longtemps, mais moins fort, si je peux dire ça comme ça. Y’a tellement de personnes qui se sont acharnées au travail toute leur vie pour économiser un gros montant pour leur retraite dans l’attente d’en profiter un jour, pis finalement, ça n’arrive pas, parce qu’ils sont morts avant. »
Vivianne a raison. Je ne veux pas de cette vie-là, d’une vie qui mange mon temps, qui mange mon énergie, d’une vie qui transforme des expériences que je n’aurais peut-être jamais la chance de vivre en vulgaire feuille de temps. Certains vivent très bien ainsi et c’est parfait, mais moi? J’en doute fort. Peut-être qu’un jour ma façon de penser aura changé, peut-être que je voudrai d’un horaire fixe et d’une hypothèque à payer, peut-être que j’accepterai de perdre 10 heures dans le trafic de la ville chaque semaine pour me payer un tout inclus dans le sud, peut-être qu’un jour, la routine aura volé mes moyens à force de me répéter que le temps c’est de l’argent, je finirai par y croire, à penser que c’est ça la vie, mais en fait, je ne le sais pas.
« Je sais pas. »
Je veux juste aimer mon travail et être bien, peu importe ma situation. Je crois pas qu’il y ait une bonne ou une mauvaise façon de dépenser ses années d’existence, je crois simplement qu’on mérite tous le mieux, quitte à se sentir plus marginaux dans une société où on nous fait croire plus souvent qu’autrement, que l’argent achète le bonheur et le bonheur, on veut tous se le procurer. J’ai si peur de me réveiller un jour, d’être prise dans un espace-temps où ma liberté en est réduite à une date encerclée au rouge sur le calendrier, qu’au fil du temps j’ai fini par m’accommoder aux principes et aux valeurs d’une vie qui n’était pas la mienne, qu’aveuglément, je me suis mis les pieds un gouffre qui m’empêcherait de partir en courant et que pour tout oublier, j’éteindrais mes instincts à travers les personnages de mes téléromans. Puis, un jour, je me réveillerais paralysée, j’aurais toutes ces belles choses et au fond, je regretterais de ne pas être partie plus tôt de cette vie qui ne me ressemblait pas, comme celle qu’avait Vivianne.
« T’as l’air songeuse, à quoi tu penses? »
« À pas grand-chose… »
« C’est bon si je te dépose ici? »
« C’est parfait. »
J’ai repris ma valise rose à roulettes, j’ai regardé Vivianne, je l’ai serrée dans mes bras, on s’est toutes les deux souhaité bonne chance et je suis partie, en me retournant une dernière fois, juste pour être sûre que je n’oublierais jamais son visage.