Il existe un mal qui nous ronge sans que nous puissions le soupçonner. Invisible, imperceptible parfois, discret souvent et pourtant si lourd, le silence a ses vertus, mais peut devenir destructeur lorsqu’il s’installe et musèle les bouches. Lourd de sens, son poids s’ancre dans le cœur et lui donne une allure d’haltère de compétition.
Ce silence, c’est celui du non-dit, du faux semblant, du leurre qui cache, masque, enfouit les blessures et les enferme à double tour au plus profond de soi. Alors, on range la clef dans un coin et on se fait la promesse de ne jamais ouvrir ce coffre fort. Trop dangereux, trop douloureux, trop risqué, mieux vaut se taire. Le temps passe, le coffre se remplit : encore un non-dit, une nouvelle parole étouffée, un autre regard baissé, une question restée en suspend. Les voilà qui s’entassent, la place commence à se faire rare. On insiste, on aimerait pousser les parois du coffre pour continuer de tout y mettre. Encore un poids ajouté sur la barre de notre haltère intérieure. Et c’est le silence de trop : le coffre est plein, l’haltère est trop lourde, la poitrine est écrasée sous son poids. Cette fois, le verrou du coffre craque et laisse s’échapper des émotions insoupçonnées.
Aux souvenirs s’attache désormais une douleur qu’on avait pris le soin d’éloigner, de mettre à distance, d’enterrer. On a cru, à tort, que le silence serait notre plus fidèle allié, qu’il protégerait les autres comme il nous protège. Une douleur qui n’est pas verbalisée peut devenir une douleur qu’on ne laisse pas s’exprimer et, pourtant, elle persiste à exister. Quelque part en nous, elle flotte, puis finit par nous alourdir. On évoque souvent le poids des mots, l’importance de leur choix et c’est une réalité. Il est de ces mots qui transpercent, bouleversent, transcendent. Pourtant, aucun d’eux ne sera jamais aussi lourd à porter qu’un silence, car un mot a trouvé une porte de sortie : la parole, l’écriture. En prenant forme, il nous quitte un peu et entraîne avec lui les émotions et sentiments qu’il convoque. Et si les premiers mots sont flous, ils restent une première pierre à l’édifice du récit. Ils nous invitent à nous interroger sur ce qu’on ressent, pour affiner notre pensée et, finalement, mieux comprendre nos silences.
Pourquoi se sont-ils tus ? Pourquoi leur silence a fait de la parole un véritable interdit ? Les mots seraient-ils dangereux ? Et pourquoi prendre le même chemin silencieux quand tout crie en vous ? Que cherchons-nous réellement à protéger lorsque nous nous taisons ? Et est-ce possible ?
Non, le silence n’aide pas à effacer les événements et à oublier plus facilement. Il est une illusion fugace que le cœur ne s’est pas brisé, qu’on est passé à travers la vague sans trop de difficultés. Comme les paupières qui se ferment, il nous donne le sentiment qu’une réalité insupportable, insurmontable, n’a pas existé. Pourtant, il arrive que les yeux restent grands ouverts et que la réalité soit bien visible. Elle ne s’accompagne pas de mots mais s’ancre dans l’esprit, le cœur et fait naître les plus grands maux : l’incompréhension, la solitude, la tristesse et la honte. Le silence fige l’image et bloque les émotions qu’elle suscite. En s’interdisant de dire, on s’interdit de ressentir jusqu’au jour où une situation, une parole, une rencontre ravivent une flamme qu’on a cru éteinte et met le feu au brasier qui, sans le savoir, nous consumait. Voilà que les mots déferlent, qu’une urgence de parler nous saisit. Certes les mots peuvent blesser et laisser des cicatrices, mais le silence, lui, laisse les plaies ouvertes, à vif, cachées, mais bien présentes. Il n’est rien de plus ravageur qu’une blessure qu’on ne soigne pas. Il est temps de laisser exister les mots pour apaiser nos maux.
Cette parole peut naître sous une multitude de formes. Elle peut s’habiller de lettres posées noir sur blanc ; revêtir des couleurs flamboyantes jetées au hasard sur une toile ; se transformer en notes de musique et en sonorités diverses ; en mouvements gracieux, muets uniquement aux yeux de celui qui regarde. Chaque forme est un exutoire, une création qui laisse exister les émotions provoquées par ce qui a été tu. Et, de parole en parole, de création en création, on tend à décharger l’haltère de ses poids, à vider le coffre. Les souvenirs restent, mais les émotions se vivent et les plaies se referment, à leur rythme.
À toi qui tais, sache que le plus grand danger n’est pas de parler, mais de laisser le silence te briser. Tout mot peut trouver une oreille, une réponse, un regard bienveillant, un élan de compréhension, tandis que le silence mure dans la solitude.
Alors, souviens-toi que le poids des mots n’est rien face à celui du non-dit et n’hésite plus : parle, chante, hurle, compose, crée, peint, danse, écrit… Brise le silence.
En laissant tes émotions s’exprimer, c’est toi tout entier que tu laisses exister.
Crédit photo: Unsplash – Kevin Laminto